Lac Tana

Le Nil Bleu ou les «Larmes de Dieu»

avril 24, 2020
Culture, Voyages

Par Jean-Claude Guilbert,

EN IMAGES – Cet été, notre grande série d’évasion culturelle vous emmène à la découverte des sources des grands fleuves de la planète, de l’Amazone au Gange, du Danube au Mississippi, du Colorado à la Volga… Elle démarre par les ­sources du Nil Bleu au sud du lac Tana, en Ethiopie, qu’a revisitées pour Le Figaro Magazine l’un des meilleurs connaisseurs français de ce pays, l’écrivain et reporter Jean-Claude Guilbert.

- Le pont de Tisoha construit par les Fasilades enjambe le Nil Bleu et s'engouffre dans une profonde gorge taillée dans le basalte noir.
13/18 – – Le pont de Tisoha construit par les Fasilades enjambe le Nil Bleu et s’engouffre dans une profonde gorge taillée dans le basalte noir. ERIC MARTIN

Le Nil. Quel Nil? Depuis l’Antiquité, l’affaire est mystérieuse. Comme si le fleuve roi charriait dans ses eaux non seulement des secrets d’Etat, mais les origines de la Création. Comme s’il s’ingéniait à nous distancer en permanence et qu’une volonté supérieure faisait tout pour que nous le perdions en chemin. Ainsi, il apparaît qu’il y a toujours eu confusion entre suivre le cours du fleuve et trouver ses sources, celles de sa branche orientale: les sources du Nil Bleu en provenance d’Ethiopie, que les Ethiopiens nomment l’Abbay ; l’autre Nil étant le Nil Blanc.

Le Nil a en effet une double nature, formée par la confluence du Nil Bleu et du Nil Blanc, qui se rejoignent à Khartoum au Soudan. Mais c’est le Nil Bleu (l’Abbay), pourtant plus court, qui contribue à la majorité du débit du fleuve. Il sera donc le but de notre voyage, avec ses premières gouttes – les «Larmes de Dieu» – qui suintent d’une paroi rocheuse dominant le site de Gish Abbay, au sud du lac Tana, et en constituent la genèse, avant qu’il se fasse fleuve. Un voyage dans l’espace mais aussi dans le temps, afin de prendre en compte cette idée de double nature du fleuve, tout en y ajoutant celle de la chrétienté, prophétisée sur les rives de ce cours d’eau sacré, et de la double nature du Christ, si longtemps débattue (1) et encore indispensable à la compréhension de l’Ethiopie moderne.

Les chutes de Tissisat, l'une des plus belles cascades au monde.
Les chutes de Tissisat, l’une des plus belles cascades au monde. ERIC MARTIN

Notre première étape est Debre Libanos, à une centaine de kilomètres au nord d’Addis-Abeba. Son monastère a été fondé au XIIIe siècle par saint Tekle Haymanot, dont le nom signifie «arbre de la foi» en amharique, la langue du pays. Un petit sentier de montagne permet d’accéder à une grotte où le saint est resté debout durant des années. En contrebas, près de l’ancien monastère, une église moderne décorée de vitraux exécutés par un peintre éthiopien célèbre, Afework Tekle, accueille les nombreux visiteurs. Elle fut inaugurée en 1961 par l’empereur Hailé Sélassié 1er afin de fêter la liberté enfin accordée à l’Eglise copte éthiopienne de ne plus dépendre du patriarcat d’Alexandrie, comme ce fut le cas pendant des siècles.

En rejoignant plus bas la route principale, nous découvrons après un petit crochet le «pont des Portugais», dont les trois arches romanes enjambent un lit de rivière rocailleux qui, cinquante mètres en aval, tombe dans un précipice impressionnant. Le pont, construit il y a quatre siècles, semble indestructible. Ses piles s’appuient sur deux blocs de basalte au bord du vide. Les soldats bâtisseurs portugais – venus prêter main-forte à la chrétienté éthiopienne en péril (2) – mettaient des œufs d’autruche pilés dans leur mortier avec le jaune, le blanc et la coquille, pour rendre plus résistant l’alliage mêlé à l’eau et à la terre.

Ce pont est une voie de passage des transhumances pédestres permanentes pratiquées par les Ethiopiens. Un peuple connu par ses victoires au marathon, mais aussi peuple de marcheurs infatigables. De jeunes diacres du Godjam l’empruntent pour se rendre au village de Motha à cinq jours de marche, où ils apprendront le guèze, la langue liturgique et littéraire éthiopienne. Nous croisons des paysans, des pèlerins, jeunes et vieux, femmes et enfants. Des ânes et des bœufs bâtés passent. On peut, en poursuivant notre chemin à pied par les hauteurs, avoir une vision panoramique exceptionnelle où, au bord de mille mètres d’à-pic, on domine un affluent du Nil Bleu qui serpente très loin tout en bas.

Les travées accèdent aux peintures du monastère d'Ura Kidane Mehret.
Les travées accèdent aux peintures du monastère d’Ura Kidane Mehret. ERIC MARTIN

Notre 4 x 4 nous attend avec à son bord Abédjé, notre guide francophone, qui nous avait fait traverser un centre touristique, l’Ethio-German Park. Un épineux avec un minuscule fruit ressemblant au raisin, l’algam, nous fournit de quoi savourer un bon goût sucré. Mais attention à l’arbuste voisin, une euphorbe, souvent confondue avecle figuier de Barbarie, appelée coulkoual ­(«qui pleure avec un jet blanc»), et dont les petites épines sont blessantes.

Deuxième étape avec le franchissement du Nil Bleu, assurant le passage du Choa au Godjam, d’une province à l’autre. En fait il y a deux ponts: l’ancien et le nouveau. Et c’est sous les arches de ces deux ponts se jouxtant que nous assistons à une cérémonie de baptême par deux jeunes prêtres éthiopiens, officiant les pieds dans l’eau. Le baptême, dans l’église copte éthiopienne, a la même fonction de pardon purificateur que la confession chez les catholiques. Avant de reprendre la route en direction de l’étape cruciale de notre voyage aux «Larmes de Dieu», à Gish Abbay, prévue pour le lendemain matin, nous contemplons longuement le Nil Bleu du haut de la rambarde de l’ancien pont.

Après une première nuit à Dangla en venant de Debre Markos (agglomération de 60 000 habitants considérée, du temps de l’empereur Hailé Sélassié 1er, comme la ville culte de la société chrétienne traditionnelle de l’Ethiopie), nous empruntons de nuit une route asphaltée. Nous roulons pleins phares avec parfois sur les bas-côtés de la route des ombres qui passent. Il est vrai que le soleil n’est pas encore levé, nous approchons de quatre heures du matin… Nous avons attendu le réveil des prêtres, des officiants et de toute la population pieuse présente à Gish Abbay, car notre venue n’a pas encore été signalée. Le défilé des ­pèlerins va bientôt commencer. Le grand prêtre vient à nous, accueil et échanges courtois. Nous nous montrons cérémonieux, preuve que nous savons que l’endroit est sacré. Le grand prêtre nous le confirme en désignant une fresque peinte, non loin des deux cuves de purification où les fidèles sont plongés nus, protégés par une étoffe. Cuve de gauche pour les hommes, cuve de droite pour les femmes.

En nous montrant la fresque, le grand prêtre dont le nom est Kés-Akalou nous ­explique que le Nil Bleu est né d’un livre dont les pages tournées se sont transformées en flots et dont les premières lignes sont tirées des larmes de Dieu, là-haut dans la montagne qui nous fait face. Nous enjambons un ruisseau. Son eau est bleue ; très vite elle se répand et se diffuse dans la prairie, pour réapparaître plus loin couleur de terre, suivre son cours, et redisparaître. Ainsi s’écoule à son commencement le Nil Bleu, spectacle surprenant et émouvant. L’Abbay a entamé sa progression qui va l’entraîner à devenir fleuve impétueux. «Le fleuve miraculeux», insiste Kés-Akalou.

Nous prenons congé et amorçons ensuite une descente vertigineuse en direction du lac Tana sur une route fréquentée par de lourds camions semi-remorques. Route surnommée «al-Qaida» en raison des nombreux accidents provoqués par les excès de vitesse dans la descente. Petite étape au calme en terrain plat pour admire r l’Abbay dans sa grande dimension qui, ici, à Abbay Menafecha, s’est transformé en fleuve-lavoir, avec des scènes touchantes d’enfants qui se baignent, de femmes qui s’activent en riant à laver le linge, et autres scènes où le bonheur l’emporte à fleur d’eau.

L''église de Debre Birhan baptisée la «chapelle Sixtine de l'Ethiopie».
L”église de Debre Birhan baptisée la «chapelle Sixtine de l’Ethiopie». ERIC MARTIN

Bahar Dar (qui veut dire «au bord de la mer»), capitale de la région Amhara de l’Ethiopie fédérale, se trouve au bord du lac Tana (85 km du nord au sud, 65 km d’ouest en est, 3 630 km2 avec une profondeur moyenne de 14 m.) C’est le troisième plus grand lac d’Afrique après le Victoria et le Tanganyika. Il a pour seul émissaire le Nil Bleu, avec l’apport des eaux venant des sources mythiques que nous avons vues à Gish Abbay, et est alimenté de surcroît par une soixantaine de petits affluents qui, tous, se déversent dans le lac.

De là, nous allons visiter quelques îles qui regorgent de trésors liturgiques et historiques. Le merveilleux caché sur les îles le plus représentatif du légendaire éthiopien se trouve sur l’île de Tana Qirqos, où l’on raconte que l’île a gardé l’arche d’alliance pendant plus de six siècles et que la Sainte Famille y a séjourné trois mois et dix jours lors de la Fuite en Égypte.

Sur la péninsule de Zeghè, à une quinzaine de kilomètres de Bahar Dar, la nature reprend ses droits. Une nature bucolique permet la visite de belles églises et de petits villages, sans pour autant passer à côté d’une belle légende: l’église de Zeghè Ghiorghis, tout au nord de la péninsule, abrita un saint prêtre qui, après avoir achevé la construction de l’église, cassa son bâton de prière en trois morceaux et les planta séparément dans le sol. Le premier morceau donna des plants de café, le deuxième des citronniers, et le troisième des arbustes de houblon pour la fermentation de la bière. Enfin, l’église d’Uhra ­Kidane Mehret est ouverte aussi aux femmes après une jolie balade en forêt.

A une trentaine de kilomètres au sud de Bahar Dar, les chutes de Tissisat produisent une impression incomparable. Ces chutes du Nil Bleu, considérées comme parmi les plus belles du monde, tirent leur appellation de «Tisoha» qui signifie «fumée-eau». A voir impérativement tôt le matin quand l’arc-en-ciel apparaît dans le soleil. Terminons cette farandole de fables appuyées par la beauté du paysage en nous retournant sur ces pêcheurs serpentant à bord de pirogues de papyrus appelées tankwa, qu’ils confectionnent encore selon les vieilles pratiques de l’Egypte pharaonique.

Les Tankwa en papyrrus, symbole d'un monde en voie de disparition.
Les Tankwa en papyrrus, symbole d’un monde en voie de disparition. ERIC MARTIN

Mais attention, une fatalité de la modernité menace. Elle se présente sous la forme d’un projet de barrage géant que les ­Ethiopiens s’apprêtent à construire après avoir commencé à détourner le cours du Nil Bleu. Un avenir prometteur pour le pays, qui lui donnerait les moyens de fournir en énergie l’ensemble des pays riverains.

Peut-on décliner le futur? Oui, en sachant que les embarcations traditionnelles, ces tankwa, seront bientôt fabriquées en coque moulée et plastifiée, et qu’elles procéderont d’une autre nature. Cette nature sera-t-elle double encore dans quelques années? Et le fleuve sera-t-il encore bleu en Ethiopie, et encore blanc plus au nord? Il s’agit d’espérer en la sagesse des hommes.

1) Cette double nature fut discutée au cours des premiers conciles œcuméniques à travers les questions suivantes: le Christ a-t-il deux natures séparées, comme le pensent les nestoriens? A-t-il une seule nature, comme le croient les coptes monophysites (dont l’Eglise éthiopienne autocéphale se réclame)? Ou est-il une seule personne qui porte en elle les deux natures (selon le dogme de l’Eglise romaine datant du concile de Chalcédoine, en 451)?

2) Une petite armada de 500 arquebusiers commandée par Christophe de Gama, fils du grand navigateur, infligea une défaite aux musulmans en 1543 et sauva ainsi le royaume chrétien.

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