Gary Lawrence Dans la vallée de l’Omo

L’Éthiopie en toute beauté

avril 12, 2018
Voyages

Gary Lawrence  |Dans la vallée de l’Omo

Inaltérée (ou si peu), fascinante (pas qu’un peu) et originelle (jusqu’à la moelle), l’Éthiopie forme l’une des plus singulières contrées d’Afrique. Surtout dans le sud-ouest, où des ethnies sans âge perpétuent rites et traditions vieux comme le monde.

Nous venions de marquer une pause sur un pont pour observer des lavandières près d’une rivière en contrebas, quand une fillette s’est approchée.

Lentement, elle a tendu le bras et m’a touché les cheveux du bout des doigts… avant de les retirer brusquement, comme si une décharge électrique lui avait traversé l’épiderme. Manifestement, elle n’avait jamais vu une tête hérissée de poils autrement que crépus ou tressés.

Dans le sud-ouest de l’Éthiopie, une vingtaine d’ethnies nomades et semi-nomades se suivent et ne se ressemblent pas, vivant plus ou moins comme le faisaient leurs lointains ancêtres, dans une sorte de microcosme qui paraît presque figé dans une dimension parallèle.

Photo: Gary LawrenceChez les Mursi, de nombreuses femmes continuent de porter un disque d’argile à la lèvre inférieure.

Il y a dix ans, peu de farenjis (étrangers) se baladaient dans cette région semi-aride campée entre montagnes et savanes, et qui forme la plus ancienne zone connue de peuplement de l’humanité, la vallée du Rift. Plus maintenant.

Pendant trois jours, j’ai sillonné les routes défoncées de ce coin de pays, tout ébaubi de voir ce qui me défilait sous le nez : bergers quasi nus, la kalachnikov en bandoulière ; enfants au corps peinturluré dansotant le zob à l’air ; femmes droites comme des i surmontées d’une montagne de végétaux ; innombrables embouteillages animaliers ; paysan portant un quartier de boeuf entier sur ses épaules ; mais aussi des huttes par centaines, en pisé, en torchis, en branchages, en tôle…

Deuxième pays d’Afrique quant à la taille de sa population (102 millions d’habitants), l’Éthiopie est le seul État africain à n’avoir jamais été colonisé, malgré une tentative infructueuse de l’Italie mussolinienne. D’où une authenticité et une préservation aussi déroutantes des modes de vie ancestraux et des codes esthétiques traditionnels.

Au niveau de l’Hamer

Je m’en suis d’abord rendu compte au marché de Turmi, joyeux capharnaüm grouillant de Hamers venus vendre ou acheter des denrées de première nécessité dans cette bourgade poussiéreuse et pilonnée par le soleil. Un soleil qui a tôt fait de liquéfier la coiffe de certaines femmes, au front luisant et aux vêtements détrempés.

« C’est le beurre mêlé d’argile qu’elles portent dans les cheveux, qui dégouline et donne cette apparence », explique mon guide, Kaleb Ameha. Chez les Hamers, peuple semi-nomade soucieux de son apparence, les femmes enduisent ainsi les fines tresses de leur tignasse, qui devient ocre comme le sol qui les entoure. Mais sur leur dos, certaines arborent de longues cicatrices qui n’ont rien d’esthétique. « Lors de l’Ukuli, rituel du passage des hommes à l’âge adulte, elles se font flageller pour prouver leur courage », m’explique Kaleb. Dans le sud-ouest, les traditions sont aussi fortes qu’étranges à nos yeux, par moments.

Ainsi, les hommes ventripotents de la tribu Bodi sont ceux qu’on respecte le plus ; les Dassenech parent leur corps de fines scarifications, subtils bijoux vivants témoins de leur bravoure ; et les Mursis pratiquent le donga, combat sans merci à coups de perche, où l’un doit terrasser l’autre pour impressionner une prétendante… souvent une femme-plateau.

Gens du plateau

Photo: Gary LawrenceLe légendaire fleuve Omo coule sur 760 km dans le sud-ouest du pays.

C’est après une heure de route au départ de Jinka, capitale de l’ethnie Ari, que nous sommes entrés en pays mursi, dans le parc national Mago. La veille, la virée demeurait incertaine : quelques jours plus tôt, un camion avait fauché un buffle dans le parc et les Mursis, réputés belliqueux, en avaient bloqué l’accès en érigeant des barricades.

« Ça fait plus de mille ans qu’ils vivent dans la forêt avec leurs bêtes, à défendre leur territoire et à repousser l’ennemi, explique Kaleb. Alors on ne badine pas avec eux… » On écarquille cependant tout grand les yeux quand on tombe nez à nez avec ces légendes vivantes de la vallée de l’Omo.

En arrivant à l’un des campements de ces nomades, des gamins nus arborent bijoux et dents de phacochère, des guerriers hautains posent devant leur hutte en boule de paille, des femmes d’ébène s’affairent autour du feu, la lèvre distendue pendouillant sous le menton ou retenant un large disque d’argile.

Hideuses pour certains, ces pratiques relèvent pourtant du culte de la beauté chez les Mursis — et leurs cousins du nord, les Surmas. Plus le disque labial est grand — jusqu’à 20 centimètres —, plus lourde sera la dot à verser en têtes de bétail, lors des épousailles.

L’envers de l’image

Partout dans le sud-ouest, le bétail tient à la fois lieu de source d’alimentation et de monnaie étalon. Il fait partie du quotidien de tout un chacun, même chez les peuples plus sédentarisés, comme les Konsos.

Dans l’incroyable labyrinthe de murets de pierre du village de Gamole, chaque famille konso dispose de son enceinte où elle cohabite avec ses grosses bêtes, entourée de hautes branches aux pointes acérées. « Hyènes et léopards rôdent par ici, la nuit », explique Gezehagn Gelgelo, résidant de ce village triplement muré.

Dans les environs, le paysage culturel a été inscrit sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en 2011. Sur plus de 55 km2, la totalité du territoire vallonné est couverte de cultures en terrasses, aménagées au fil des siècles pour cultiver sorgho, maïs, teff et tabac, malgré le climat aride environnant. Des images qui contrastent avec celles, persistantes, des mouroirs à ciel ouvert et des visages émaciés au regard livide qu’on associait à l’Éthiopie encore récemment.

Paradoxalement, c’est par l’image que cette contrée est en train de se transformer, clic après clic. Même si les farenjis débarquent au compte-gouttes, tous ne sont pas animés de préoccupations éthiques, et tous ne sont pas conscients de l’impact de leur présence sur la pérennité des traditions locales.

Aux abords des routes, au marché ou dans les villages, plusieurs touristes se livrent sans vergogne à un véritable racolage photographique, traitant les uns comme de la chair à Canon, mitraillant sans respect les autres dès qu’ils versent une obole — une pratique maintenant établie, et qui brouille souvent les premiers contacts.

Combien de temps encore les fragiles cultures du sud-ouest résisteront-elles à l’assaut des chasseurs d’images obsédés par le gavage de leurs réseaux sociaux ? Pour éviter que l’essence même de ces peuples ne fonde comme beurre au soleil, mieux vaut d’abord visiter avec les yeux, autant que faire se peut…

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